Auteur Sujet: [Inflorenza] L'arbre des supplices et la tour inversée  (Lu 3858 fois)

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Pikathulhu

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L’arbre des supplices et la tour inversée
Quand les joueurs créent des paradigmes à  la volée.

Joué le 5 avril à  la convention Eclipse avec Gilles (la paladine), Manuel (l’amant), Jean (l’ermite de la tour), Guillaume (le vieil homme écorce) et Jeff (le savant de l’espoir).

C’est la convention Eclipse ! Jalon crucial dans mon année rôliste, toujours. Exceptionnellement, je maîtrise le vendredi soir en plus du samedi soir, car cette année j’ai non pas un mais deux jeux à  présenter. Millevaux Sombre qui vient juste de sortir en arbre mort et à  la promotion duquel je consacrerai tout le samedi et le dimanche. Et pour le vendredi soir, Inflorenza. Au départ, j’avais prévu d’imprimer des ashcans à  distribuer le week-end mais j’ai préféré laisser la priorité à  Millevaux Sombre. Qu’à  cela ne tienne, j’ai quand même l’occasion de parler d’Inflorenza avec de nombreuses personnes, et de refourguer des versions bêta par mail par la même occasion. Le premier à  qui j’ai pu en parler, c’est Guillaume, un routard des conventions. Il nous avait proposé un scénar basé dans l’univers du Trône de Fer il y a quelques années qui est une de mes premières expériences purement narrativistes. Forcément, on en trouve encore des traces dans Inflorenza. Coup de bol, Guillaume accorde son intérêt au concept et finalement, se retrouve à  ma table pour tester.
C’est parti pour la bourse aux scénarios. Si celle de samedi soir s’avérera aussi passionnante que longuette – Eclipse victime de son succès, c’est le moins que je leur souhaitais –, celle de vendredi concentre les hardcore gamers, en nombre plus réduit, et se déroule rapidement et sans accrocs.

Alors que le système d’Inflorenza me paraît rôdé, je me fixe un nouveau challenge pour cette démo à  la Convention Eclipse – étape cruciale s’il en est –. Je teste des handicaps, c’est-à -dire des contraintes qui viennent s’ajouter aux règles de base pour produire des séances plus cadrées.

Pour cette séance les contraintes sont les suivantes :
+ Le nom de la séance est fixé à  l’avance : la « moisissure de l’oubli ».
+ Toute béance entraîne non pas la perte d’un élément mentionné dans la sentence, mais l’oubli de cet élément par le personnage qui subit la béance.
+ Le théâtre n’est défini à  l’avance que pour trois inflorescences sur 12 : La mémoire / les personnages sont victimes d’un pic de syndrome de l’oubli et vont oublier peu à  peu tout ce qui leur est cher ; La nature / ça se passe dans une forêt dense qu’une moisissure grise envahit peu à  peu ; L’amour / les personnages sont des passionnés. Ils sont très attachés aux êtres, aux valeurs ou aux choses qu’ils chérissent. Quand ils haïssent, c’est sans limite.
+ Quand un joueur doit écrire une sentence liée à  une autre de ces trois inflorescences, il peut définir un paradigme liée à  cette inflorescence. Ainsi, pour l’égrégore, Gilles a défini que les gens étaient conscients de l’existence de l’égrégore. Ils partent du principe que ceux qui brisent des superstitions (casser un miroir, passer sous une échelle) alimentent l’égrégore… ce qui transforme l’environnement. Le personnage de Gilles, « paladine de la nature » voyant cela comme une pollution, noie les humains qui brisent des superstitions, pour les empêcher de nuire.
+ Avec 5 joueurs prévus, le Confident n’incarne pas de personnage. Il n’assume pas de narration. Il a le rôle de juriste des règles, d’arbitre de la cohérence et de chef d’orchestre.

Fiction :

La paladine de la nature  et son amant arpentent la forêt pour noyer les briseurs de superstition, afin de limiter la production d’égrégore, qu’ils perçoivent comme une pollution de la nature. Ils recherchent le savant de l’espoir, un type qui apparemment à  beaucoup à  voir avec l’égrégore, et qu’il conviendrait de noyer. Sur sa trace, ils découvrent quelques ruines d’un bâtiment et un passage souterrain. Ils s’y aventurent et découvrent qu’il s’agit d’une tour inversée : un ancien immeuble entièrement retourné par l’égrégore. C’est en ruines, c’est sombre, les panneaux sont écrits à  l’envers, les lustres sont au plancher et les meubles au plafond. Des peintures rupestres faites avec du sang, qui racontent le passé de la tour. Parlent de la femme du savant de l’espoir, morte en cet endroit. Parlent aussi d’une adolescente, objet des désirs et de la violence des hommes. Forcément, c’est flippant. Après avoir descendu quelques étages, ils découvrent une grande salle délabrée. Au fond, un puits sans fond qui abrite une chose. Sur leur chemin, un jeune ermite : le messie de la douleur. Jeune homme émacié et fou qui se scarifie, accro à  la souffrance, serviteur de la Chose du Puits. En fait, ses rituels produisent un max d’égrégore. Il voit dans les nouveaux venus deux disciples à  convertir à  son culte. Il se saigne les veines et par empathie la paladine ressent sa douleur au centuple. La souffrance lui inflige des flashes : elle se rappelle une fausse couche qu’elle a faite, elle se rappelle son utérus gâché, à  jamais infertile depuis. Le messie de la douleur l’a attirée dans son giron, elle sera sa paladine. L’amant est en proie à  un autre genre de révélation mystique : il visualise l’égrégore, il voit les réseaux produits par la tour inversée, il sent l’énorme masse d’égrégore au fond du puits, et surtout il constate avec horreur que tous les humains dégagent de l’égrégore, y compris lui-même !

Au dehors, la nature se met en branle pour combattre la chose du puits. Une foule d’animaux et de flore se rue à  l’intérieur de la tour pour bloquer les accès. Bruits de piétinement, grognements de sangliers, brames, bruissements, hurlements. Invasion de lianes.

Pendant ce temps là , si la paladine et l’amant avaient perdus la trace du savant de l’espoir, c’est parce que le druide avait caché ses traces. Il est vieux. Dans cette forêt hantée, tout homme qui reste immobile plus de quelques heures se végétalise. Les gens s’organisent autour de çà , ils vivent par groupe, dorment par quarts, se réveillent mutuellement, se déplacent toute la journée. Mais le druide est seul. Vieux, il contrôle mal son sommeil. Déjà  il commence à  se couvrir d’écorce ; son sang se fait sève. Mais c’est un vieil homme de bois vert ; en fait il se sent revivre. Il sait pourtant que cet état de grâce sera court, bientôt il sera un arbre. Avant, il veut se consacrer à  l’humanité, aider les gens à  vivre en harmonie avec la nature et avec l’égrégore. Il voit dans le savant de l’espoir un disciple et un compagnon dans sa quête. Mais le savant de l’espoir est gorgé d’orgueil, fait des erreurs sur l’égrégore, et cache un lourd passé.
Le savant de l’espoir, c’était auparavant un salaud. Il a trompé sa femme avec l’adolescente, il a tué sa femme, il a mis l’adolescente enceinte. Celle-ci est devenu la paladine de la nature, rendue folle par sa fausse couche. Le savant de l’espoir, victime du syndrome de l’oublie, a à  peine conscience de ses crimes, il ne lui reste que le remords et la douleur, et l’envie d’en découdre avec l’égrégore qu’il a lui-même engendré, cette égrégore il a le sentiment qu’on peut en inverser la polarité, la rendre positive grâce à  l’espoir de tout un peuple. Il va au village avec le druide, convaincre le peuple d’espérer. Mais ceux-ci, qui ont toujours vécu dans la peur, ignorent son appel.

Pendant ce temps là , la paladine et l’amant parviennent à  sortir de l’immeuble, dupant la nature pour qu’elle les laisse passer. Ils arrivent au village. Avec le druide et le savant de l’espoir, c’est le face à  face. Tout revient au mémoire au savant de l’espoir, le mal qu’il l’a fait, le résultat, les horlas qu’il a engendré. Il appose les mains à  la paladine pour la guérir de la souffrance, il y met tout son cœur et toute sa peine ; et il en meurt.

Le druide a le temps de leur dire ce qu’il faut faire en suite pour restaurer l’harmonie. Juste avant de devenir tout à  fait un arbre.

La paladine et l’amant transportent le savant de l’espoir jusqu’au centre de la forêt, un cimetière où agonisent les victimes de l’égrégore, autour d’un arbre de la douleur où hommes et femmes crucifiés achèvent de mourir et de se fossiliser. Ils accrochent le savant de l’espoir, agonisant à  l’arbre. Celui-ci, dans un dernier souffle sert de focus. Les villageois, sur les instructions posthumes du druide, prient, chargent le savant d’égrégore positive, qui se communique à  l’arbre. Celui-ci alimentait en égrégore négative la chose du puits, maintenant il envoie vers elle une charge d’égrégore positive qui va sans doute la tuer.

Le messie de la douleur reprend ses esprits. Comme s’il se réveillait d’un très long rêve fait de douleur brute et d’extase. Au dessus de la tour, le silence. Le messie se redresse. Il est libre de ses anciennes chaînes mentales. Il marche, lentement, renaissant, effaré. Il monte les escaliers. Vers la lumière.


Commentaires :

Cette fiction a été difficile à  retranscrire, car la séance était très chamanique, avec beaucoup de conflits duels impliquant tous les participants presque à  chaque fois. Le handicap des paradigmes était sans doute de trop : créer un paradigme presque à  chaque instance a chargé la fiction. Je réalise qu’il est plus facile d’étoffer un théâtre avant le début de jeu, en lisant un passage de l’atlas ou en brainstormant. En cours de jeu cela créait certaines lourdeurs, et surtout du copeau. Certains paradigmes créés à  la volée n’ont simplement pas été exploités en jeu. Le handicap de la mémoire a été assez peu exploité, tout simplement parce que les joueurs y ont superposé tellement d’idée que le concept que j’avais au départ (des personnages qui oublient tout au fur et à  mesure, une forêt de plus en plus touffue, moisie, oppressante) a été écrasé par leurs propositions. C’est finalement dans le principe même de l’autorité partagée ! N’ayant pas de personnage moi-même, mon autorité sur la fiction s’est limitée à  un cadrage des propositions de chacun ; mes propres propositions ont été rares et ont eu peu de poids. J’en tire pour conclusion que les handicaps ne sont absolument pas nécessaires. Ajouter des contraintes créatives dans un jeu déjà  très créatif, c’est s’exposer à  un trop-plein d’idées. Ou alors, si handicaps il doit y avoir, il n’en faut qu’un ou deux par séance. Ainsi, la définition d’un théâtre + la première sentence à  jouer, paraît amplement suffisant pour cadrer une séance sans plonger dans le maelström narratif.

Jean m’a posé un véritable challenge de jeu. Au terme du premier tour de table, il annonce qu’il est perdu. La fiction l’intéresse, mais il va simplement regarder, il ne sent pas de jouer. Ça ne me convient pas, ni au reste de la table. C’est toujours dommage de laisser quelqu’un sur le carreau. Alors je propose à  toute la table de ramer un peu dans la direction du personnage de Jean, de lier la fiction à  son personnage (le messie de la douleur) autant que possible pour que Jean sente que son personnage est impliqué dans le théâtre et a des choses à  faire, qu’il trouve à  interagir. Ce simple rappel a suffi ! Très rapidement, de personnage outsider, le messie de la douleur est devenu central en incarnant l’antagonisme principal. Et finalement Jean a joué comme les autres jusqu’à  la fin de la partie. Ça m’a rassuré sur le fait que mon système fonctionne dans son intention de centrer l’histoire sur l’interaction entre les personnages joueurs.

L’autre challenge a été posé par Jeff. Jean était une clarinette (il avait des choses très intéressantes à  dire, mais en petit nombre), Jeff était un tuba. Il connaissait déjà  Millevaux pour y avoir joué plusieurs fois avec le système de Sombre, et il s’est vachement pris au jeu de la création de paradigmes à  la volée. Le problème, c’est que ce travail créatif lui prenait pas mal de temps, et avait tendance à  surcharger la fiction (au final, on n’a pas pu exploiter plus d’un tiers de ses idées). En tant que confident, mon travail a été de le canaliser, de l’encourager à  la cohérence et à  la concision.

J’ai tout un texte sur le travail de chef d’orchestre du confident dans Inflorenza, sur l’idée qu’il faut s’arranger pour qu’on entende les clarinettes et pour que les tubas laissent de la place aux autres instruments. Si le système de résolution incorpore déjà  une gestion du temps de parole, l’animation par le confident reste cruciale.

C’était vraiment une séance très riche. A mon sens, elle a consacré la fonctionnalité de mon système, et m’invite à  ne pas en faire trop avec les handicaps. J’ai relevé deux bizarreries techniques, mais à  la relecture elles sont en fait couvertes si on joue by the book. Surtout, j’ai eu le plaisir d’avoir à  ma table cinq joueurs vraiment très marquants, dans leur acceptation des intentions du jeu, et dans la richesse de leur jeu. Une ambiance glauque, charnelle et chamanique. Un grand souvenir.

Et comme Inflorenza est le seul jeu qui permet d’avoir des « dés de fausse couche », il y eut aussi pas mal de rires nerveux !


Playlist :

Agnès Obel / Philarmonics (post-pop, orchestre de chambre)
Neurosis & Jarboe / s&t (post-hardcore / post-americana à  chant féminin
halluciné)
Sunn0))) & Boris / Altar (drone / shoegaze)
Amen-Ra / Mass III (post-hardcore forestier)
Overmars / Affliction, endocrine... vertigo (post-hardcore glauque)
Fall of Efrafa / Owsla (post-hardcore forestier)

Les gestes des personnages :

La paladine (jouée par Gilles)
- La nature doit reprendre ses droits et elle veut l'accomplir par ma
main.
- Paladine de la nature, je purge les égrégores en noyant les sources de
superstition.
(barré) Infertile  (dû au lien avec la femme du docteur de l'égrégore
morte par sa main)
(barré) Fausse couche  (dû au lien avec la femme du docteur de
l'égrégore morte par sa main)
(barré) Paladine de la douleur, je dois la faire connaître à  tous et
noyer les autres
- La nature m'a rouvert les yeux et elle est ma seule et unique vraie
force.

Le compagnon de la paladine (joué par Manuel)
- (barré) Même si tout l'univers le voulait, rien ne pourrait séparer ma
paladine et moi.
- Pour faire disparaître l'égrégore, autant rendre l'humain à  la nature.
- Je vois le réseau d'égrégore.
- L'égrégore peut être comprise et dominée.
- Je peux inverser le flux de l'égrégore (essence)
- J'ai l'impression de souiller en étant avec la paladine.
- Les gens savent et peuvent apprendre comment faire sortir
l'égrégore de quelqu'un.

Le messie de la douleur (joué par Jean)
(barré) attaché à  une icône inconnue me faisant du mal. La superstition
forme les chaînes de la souffrance. Je veux me faire du mal.
- J'ai une personnalité qui me donne l'envie de forcer les gens à 
adhérer à  mes rituels
- En montrant les bienfaits de mon Culte à  ces deux étrangers, l'une
saigne et nourrit la bête enfouie au plus profond de l'édifice.
- La nature veut m'arrêter. Elle me déteste.

Le druide (mort) (joué par Guillaume)
- Je veux retrouver mon élève pour lui dire que la Nature n'est pas le
contrôle, mais l'harmonie.
- J'aime les gens quitte à  prendre des risques.
- Ma peau est de l'écorce.
- Mes protégés voient en moi un monstre.
- Vieil homme de bois vert.
- Symbiose avec la forêt (essence)

Le savant de l’espoir (mort) (joué par Jeff B)

(barré) Je veux hurler l'espoir qui peut-être existe encore en moi à 
cette Nature qui nous veille.
(barré) La Forêt écoute, et souvent tord les rêves des gens.
(barré) Les ronces ont caché mes traces !
(barré) La harpie, qui a fait s'écrouler l'édifice, s'est faite
accompagner par l'immeuble.
(barré) Flashback : j'avais trompé ma femme avec une ado... qui est
morte lors des rapports sexuels.

(notes : mort : invocation pour soigner la paladine, pour la ramener
dans la voie de la Nature. Accroché à  l'arbre gritchesque du cimetière
forestier.)